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CAMUS. L'oeuvre éditée

©Vincent Duclert 2020

 

 

Albert Camus avait la passion du livre. Editeur dès son plus jeune à la librairie de son ami Edmond Charlot à Alger, il dirigea ensuite à Paris deux collections chez Gallimard, « Espoir » (qu’il créa à la demande de Gaston Gallimard) et « Les Essais ». Très attentif à la qualité formelle des ouvrages, il soignait particulièrement les dédicaces et choisissaient pour elles les exemplaires de tête. Celles adressées à René Char furent les plus éloquentes[1]. Celles pour Louis Guilloux n’en étaient pas moins appuyées. « À Louis Guilloux, puisque tu as écrit ce livre en partie. Avec l'affection de ton vieux frère », apposa ainsi Albert Camus sur un exemplaire de La Peste. Et sur celui de L’Homme révolté en 1951 : « pour toi, mon vieux Louis, ce livre dont tu es un des rares à savoir ce qu'il représente pour moi, avec la fraternelle tendresse de ton vieux Camus ». 

En plus du soin accordé à ses dédicaces, Camus réservait à ses amis les tirages de tête de ses publications comme il s’en préoccupait tout spécialement pour René Char[2]. Il leur offrait aussi manuscrits, tapuscrits et traductions de sa main. Les exemples sont nombreux de ces marques d’amitié qui allaient jusqu’à consentir à composer des préfaces d’une rare qualité comme celles qu’il donna aux Îles de Jean Grenier. Ou encore à l’édition allemande des poèmes de René Char, passant avec lui du singulier à l’universel, s’interrogeant sur le courage des poètes : « loin de nous détourner du combat, nous apprenons que ces richesses retrouvées sont les seules qui justifient qu’on se batte[3]. »

L’engagement d’un éditeur

 

La consécration de la Pléiade vint très vite pour Camus puisque son œuvre intégra la prestigieuse collection dès 1961, la décision d’y faire entrer ses « œuvres complètes » datant des lendemains de sa mort, avec un premier volume pour les œuvres de fiction, Théâtre – Récits et Nouvelles, préfacé par un proche ami de l’auteur, Jean Grenier, et placé sous la responsabilité éditoriale de Roger Quilliot, fils d’instituteur, agrégé de grammaire, socialiste humaniste, qui avait consacré une courte biographie parue du vivant de Camus, La Mer et les Prisons[4]et travaillé brièvement à ses côtés. Gaston Gallimard l’avait toutefois flanqué d’un « quarteron de conseillers[5] », composé de Jean Grenier, Jean-Claude Brisville, Roger Grenier et René Char. Pressenti pour écrire la préface du premier tome (Théâtre, récits, nouvelles), ce dernier déclina[6]pour se consacrer à la publication, à ses yeux plus importante, de La Postérité du soleil. Ilse sentait surtout incapable d’écrire sur l’œuvre de l’ami disparu, comme il s’en ouvrit par lettre à Gaston Gallimard, avançant que son « affection fraternelle » formerait un « écran » à ses « possibilités de libre jugement touchant son œuvre grand’ouverte ». De surcroît, Camus était « un homme et un écrivain d’un scrupule irréductible que les malheurs du temps ont infléchi vers des appréhensions qui ne ressortissent pas à la littérature dans les perspectives où elle paraît se placer aujourd’hui[7] ». 

Sollicité à son tour, Jean Grenier accepta d’écrire la préface. Elle était tout entière un hommage à l’amitié autant qu’à l’œuvre, se portant vers la genèse de l’une comme de l’autre profondément ancrée dans le temps de la jeunesse d’Albert Camus, la situant dans l’histoire et face à l’histoire[8]. « En pleine guerre, il écrivait : “J’ai décidé de maintenir au milieu de cette montée de folie tout ce que je croyais vrai. En premier lieu, travailler. Il me semble qu’assez de valeurs qui ne dépendent pas de nous sont en train de mourir pour que nous ne délaissions pas du moins ce dont nous sommes responsables[9].” » Jean Grenier mesurait la discipline d’écriture et de travail qu’il s’imposa très jeune, contrebalançant son goût apparent pour le divertissement, pour les plaisirs des jours et des nuits[10]. Une « Modération dans l’Extrême[11] » faisait de lui un classique. 

Jean Grenier insista sur la jeunesse de Camus qu’il avait mieux connue, révélant combien pesait sur lui dès ses premières années de maturité la double question, lancinante et décisive, de l’écriture et de l’histoire. A cette date, 1961, il devina l’ampleur de la postérité qui allait embrasser son œuvre, évoquant « les milliers de pages qui ont été, sont et seront écrites sur Albert Camus », qui prouvaient selon lui « la profondeur de l’action qu’il a exercée ». Le préfacier mesurait dans le même temps l’extrême difficulté de parler de la création littéraire de Camus et le devoir malgré tout de répondre à son appel, preuve d’une écriture accomplie bien qu’inachevée. Elle interdisait « toute dérobade »[12]

Cette première « Pléiade » sortie le 23 décembre 1962 a longtempsfiguré parmi les trois meilleures ventes de la célèbre « Bibliothèque », cumulant 218 000 exemplaires en 2007. Roger Quilliot avait fait « œuvre de pionnier[13] », écrivent à juste titre ses responsables actuels. Il innova dans ce volume inaugural en restituant à l’œuvre littéraire sa part théâtrale majeure. Il consulta par ailleurs tous les manuscrits alors disponibles et rassembla quantité de « Textes complémentaires » qui figurèrent dans une seconde partie très substantielle du volume. En 1965 paraissait un second volume, portant sur les Essais de Camus, dont l’édition avait été confiée au même Roger Quilliot. Le maître d’œuvre savait qu’il ne pouvait, en l’état, faire un travail définitif, confiant s’être « seulement efforcé de rendre à Camus, pour les années à venir, l’homme vivant qui lui était dû et que d’autres, sans nul doute, voudront parfaire[14] ». De fait, Gallimard publia régulièrement en collection « Blanche » des inédits dont la série des trois Carnets (en 1962, 1964 et 1989) ou les Journaux de voyage (en 1978), réservant à la série des « Cahiers » un rôle de prépublication plus confidentielle tandis que les rééditions en poche assuraient une diffusion plus massive : ce fut le cas du Premier Homme publié en 1994 et republié en « Folio » en 2000. En revanche les Écrits de jeunesse dont s’était chargé Paul Viallaneix en 1973 sont restés en l’état. 

Albert Camus fut et demeure une valeur sûre des éditions Gallimard qui s’emploient particulièrement à faire vivre son œuvre parmi celles des monstres sacrés de la rue Sébastien-Bottin[15], Saint-Exupéry, Céline, Marcel Proust bien qu’en partie désormais dans le domaine public. Il est vrai que Gaston Gallimard ne ménagea à l’écrivain, de son vivant, ni son soutien moral ni les subsides financiers lui permettant, lui enfant pauvre d’Alger, de vivre dans l’aisance et de couvrir les charges qu’impliquait une vie personnelle compliquée, avec une famille souvent déchirée entre ses infidélités permanentes et la dépression de sa femme. L’investissement consenti sur Camus se révéla toutefois un bon placement puisque le succès commercial vint dès la publication de La Pestequi avait suivi deux relatives déceptions, certes en pleine occupation allemande, avec L’Étrangeret Le Mythe de Sisyphe. La réussite commerciale fut seulement différée pour ces deux titres et surtout L’Étranger qui figure toujours parmi les meilleures ventes en poche de la collection « Folio ». 

À l’opposé de ces éditions savantes et de ces volumes onéreux se tiennent en effet les nombreuses rééditions de poche auxquelles Gallimard, accordant une grande attention[16], accomplit le vœu d’Albert Camus et de sa fille en faveur de la lecture populaire. La participation des éditions Gallimard au consortium du « Livre de poche » créé par la holding Hachette en 1953 déboucha sur la rapide publication de La Peste, portant le numéro 132 de la collection, suivie de L’Étrangeren 1959 (n°406). CaligulaLa ChuteL’Exil et le Royaume. En 1971, la rupture entre les deux entreprises aboutit à la création l’année suivante, rue Sébastien-Bottin, de la collection « Folio » qui sollicita aussitôt le fonds Camus. Si La Condition humaine d’André Malraux en fut le premier titre, L’Étrangeren fut le deuxième puis La Pesteau quarante-deuxième rang, paru également en 1972. Depuis, « Folio » réédite fréquemment les écrits principaux d’Albert Camus en les ornant de nouveaux visuels de couverture. Celles-ci se retrouvent également dans le volume des Œuvresédité en 2013 par la collection « Quarto », toujours chez Gallimard, avec une préface de Raphaël Enthoven. Les trois Carnets longtemps disponibles seulement en collection « Blanche » sont désormais disponibles en collection « Folio », de même que les trois Actuelles déjà publiées pour leur part en 1965 dans la seconde Pléiade. Sous réserve de l’accord de Catherine Camus et parce que la collection « Folio » bénéficie aujourd’hui de l’investissement d’éditeurs avisés[17], la parution si longtemps différée d’Actuelles IV, qu’Albert Camus avait imaginée de son vivant, pourrait être enfin décidée. Une attention particulière est accordée aussi au théâtre d’Albert Camus[18]qui profite, comme pour le travail conduit avec la série des « Cahiers » mais cette fois en édition de poche, de l’investissement d’équipes françaises de chercheurs en littérature chargées par ailleurs de la refonte des deux volumes de la Pléiade au tournant du siècle. 

 

Le temps long de l’édition

 

Cette activité du secteur « poche » se nourrit en effet du dynamisme de la recherche camusienne complétant l’œuvre par l’édition savante d’inédits et de correspondances, d’abord à l’initiative de proches de Camus ayant leurs entrées chez Gallimard comme Jean Grenier et Roger Grenier, puis portée par des équipes de chercheurs littéraires valorisant notamment les archives du Centre Albert-Camus d’Aix-en-Provence, autour du fonds déposé par Catherine Camus à la bibliothèque municipale Méjanes[19].

L’exploitation de ce fonds d’une grande richesse ne se sépare pas d’un effort constant pour l’augmenter et en valoriser les apports. Il s’agit d’une part des productions de nature scientifique publiés sous l’égide des « Cahiers Albert Camus » dont le nom fait référence aux habitudes de travail de l’auteur[20]. La série a édité les manuscrits de deux romans restés inachevés et de fait inédits, La Mort heureuse en 1971, la première œuvre romanesque composée entre 1936 et 1938 et que l’auteur abandonna pour se consacrer à l’écriture de L’Étranger, et Le Premier Homme auquel il ne cessait de travailler avant que la mort ne l’emporta, publié seulement en 1994 à l’initiative de sa fille, ainsi que le recueil des articles publiés dans les trois organes de presse où il écrivait régulièrement, Alger-Républicain en 1978, sous-titré « Fragments d’un combat (1938-1940) », L’Expressen 1987, et Combats en 2003. Ces travaux d’édition critique ont fait émerger une équipe de chercheurs[21]dont Paul Viallaneix, Raymond Gay-Crosier et Jacqueline Lévy-Valensi, ces deux derniers pilotant l’équipe chargée de la nouvelle édition de la Pléiade en quatre volumes[22]sortis en deux salves, avril 2006 pour les deux premiers, novembre 2008 pour les deux derniers, avec un parti pris visant à se placer au plus près de l’homme aux nombreux visages : « C’est la chronologie de publication, tous genres confondus, qui a été retenue comme principe de classement, et ce sont les ouvrages publiés du vivant de Camus qui figurent en premier lieu dans chaque tome. Enfin, des écrits posthumes sont rassemblés à la fin de chaque volume, en fonction de leur date de rédaction[23]. »

L’activité de cette équipe de chercheurs et l’engagement des éditions Gallimard assurèrent également la publication des premiers ensembles épistolaires déjà mentionnés, bénéficiant comme pour certains des « Cahiers Albert Camus » d’un passage en poche chez « Folio ». Pour les derniers, il s’agit du recueil des articles de Combats en 2002, puis Le Premier Homme en 2013, « une édition spéciale assortie d’un carnet ». Pour les premiers, la correspondance Albert Camus-René Char édité en 2007 dans la collection « Blanche » par Franck Planeille[24]est rééditée en 2017 dans la collection « Folio » et augmentée de huit lettres inédites. Elle servit de modèle pour la suite des republications de correspondances en « Folio ».

 

 

[1]Albert Camus/René Char, Correspondance 1946-1959, édition par Franck Planeille, Paris, Gallimard, rééd. coll. « Folio », 2017.

[2]Citées in ibid.

[3]« Préface »,Œuvres complètes, IV, p. 620.

[4]Gallimard, 1956, rééd. 1970.

[5]« À ce premier cercle s’ajoutait naturellement Robert Gallimard, ami d’Albert Camus, alors responsable de la collection. Francine Camus ouvrit ses archives à Roger Quilliot, qui entreprit à cette occasion un travail de pionnier, à une époque où l’œuvre de Camus restait encore prise dans l’écheveau des polémiques de son temps. » (site de La Pléiade : http://www.la-pleiade.fr/La-vie-de-la-Pleiade/L-histoire-de-la-Pleiade/Lettres-de-Rene-Char-a-Gaston-Gallimard-1962)

[6]« Je ne préfacerai pas le tome I du volume de la Pléiade. Je ne sors pas apaisé de cette décision, mais je dois l’observer. Je vous prie, cher Monsieur et ami : ne m’en tenez pas rigueur. Votre René Char » Lettre à Gaston Gallimard, 29 mai 1962, présentée dans la Lettre de la Pléiade, n°39, février-avril 2009. 

[7]21 mai 1962, présentée dans la Lettre de la Pléiade, n°39, février-avril 2009. 

[8]« Il ne voulait pas que l’homme fût sacrifié à l’Histoire, l’homme, cette chose vivante et souffrante » (tome I, p. XIII).

[9]Ibid.,p. XI. 

[10]Ibid.,p. X

[11]Sous titre (ibid.,p. XV).

[12]Ibid.,p. IX

[13]Site de la collection. 

[14]Roger Quilliot

[15]Devenue en 2011 la rue Gaston-Gallimard pour la partie de la rue qui dessert les numéros 5 et 7 correspondant aux adresses de la maison d’édition. 

[16]Voir aussi, comme une première, les « Pages choisies » d’Albert Camus publiées par la librairie Hachette dans la collection des « Classiques illustrées » le 1erjanvier 1960. 

[17]Sophie Kucoyanis et Eric Vigne, ce dernier dirigeant « NRF Essais » issu de la première collection des « Essais » qu’avait prise en charge à son époque Albert Camus. 

[18]Pierre-Louis Rey, éditions critiques de Caligula Le Malentendu L’Etat de siège Les Justes (Folio-Théâtre, Gallimard), en janvier 2010 : Les Possédés (Folio-Théâtre, Gallimard).

[19]Le Fonds Camus a été conservé auparavant, et en partie classé, par l’Institut Mémoire de l’Edition contemporaine. 

[20]Camus tenait son journal sur des « cahiers » d’écolier. Celui-ci a été publié sous le titre générique des « Carnets ».

[21]André Abbou, Zedjiga Abdelkrim, Marie-Louise Audin, Raymond Gay-Crosier, Samantha Novello, Pierre-Louis Rey, Philippe Vanney, David H. Walker et Maurice Weyembergh / Robert Dengler, Eugène Kouchkine, Samantha Novello, Gilles Philippe, Franck Planeille, Pierre-Louis Rey, Agnès Spiquel-Courdille, Philippe Vanney, David H. Walker et Maurice Weyembergh

[22]liste des chercheurs-éditeurs.

[23]Site Gallimard

[24]Il dédie sa préface, « Rives et rivages. René Char et Albert Camus » à Jacqueline Lévi-Valensi et à Edwin Engelberts. 

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