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CAMUS. Autour de la recherche et des essais (II)

Autour de la recherche et des essais (II) Essais, études et biographies

©Vincent Duclert 2020

 

Essais, études et biographies : les genres de la critique 

 

La fréquence des essais consacrés à Albert Camus était à relier avec les conséquences des procès en illégitimité qui avait longtemps dissuadé des auteurs soucieux de leur réputation intellectuelle de s’intéresser à lui. Sans nier la qualité de plusieurs d’entre eux, ils avaient pour effets d’individualiser et de fragmenter à l’extrême la connaissance camusienne. À l’inverse, cette tendance essayiste suggérait que la trace de Camus était bien présente, en de multiples dimensions, et que chacun pouvait s’en saisir pour communiquer « son Camus ».

Après les essais composés de son vivant parurent ceux des années 1960, Camus, révolte et liberté[1]de Joseph Majault. Ils arrivaient au milieu de nouvelles charges dont en 1970 un pamphlet de Jean-Jacques Brochier, encore réédité en 1979, Camus, philosophe pour classes terminales, héritage de la campagne des sartriens qui avaient dénoncé en 1952 son incompétence philosophique avec L’Homme révolté. Le polémiste soulignait combien Camus avait toujours soutenu « tacitement ou évidemment l’ordre établi », comment il n’avait « jamais rien dérangé dans notre civilisation capitaliste et chrétienne », insistant encore auprès d’Olivier Todd sur son côté « Algérie française » : « ses appels à la pitié sont peut-être ce qui chez lui est le plus répugnant[2] ».

Plus laudateurs, privilégiant l’analyse à l’invective, furent les essais parus dans les années 1990 et 2000, comme ceux du spécialiste Jeanyves Guérin, Camus etsonportrait de l’artiste en citoyenen 1993[3],du journaliste devenu écrivain Frédéric Musso,Albert Camus ou la fatalité des natures[4],de l’écrivainDaniel Rondeau, Camus ou les promesses de la vieaux éditions Mendès en 2005[5].La forme de l’essai conquit également des spécialistes de l’œuvre comme Maurice Weyembergh et Pierre-Louis Rey, auteurs respectivement en 1998 d’Albert Camus ou la Mémoire des origineset en 2006 d’un Camus. L’homme révolté pour la collection « Découvertes Gallimard ».Albert Camus fut également très présent dans l’étude de l’historien Paul Veyne sur René Char en ses poèmes[6].

Certains de ces essais se retrouvèrent au milieu de vives polémiques, ainsi le livre de Michel Onfray, L'Ordre libertaire : la vie philosophique d'Albert Camus[7]paru en 2012, suivi l’année suivante de celui que cosignèrent Benjamin Stora et Jean-Baptiste Péretié Camus brûlant[8]comme on le verra[9]. D’autres controverses se limitèrent au cercle des spécialistes comme celles qui portèrent sur les ouvrages de José Lenzini dont le court essai qu’il consacra à l’ami algérien de Camus, Mouloud Feraoun[10].

Si les spécialistes de Camus empruntèrent pour certains la voie de l’essai, ils s’appliquèrent aussi à publier des études plus érudites réalisées dans le champ universitaire, contribuant à une meilleure connaissance de l’œuvre aux multiples facettes. L’une des premières de ce genre fut l’Essai d’exégèse de l’œuvre d’Albert Camusde Carina Gadourek publiée en 1963[11]. Dix ans plus tard, Alain Costes s’interrogea dans une étude psychanalytiquesur « la parole manquante[12] » d’Albert Camus. En Suisse, Étienne Barilier médita les liens de la littérature et de la philosophie[13]. Jean Gassin explora L’Univers symbolique d’Albert Camus[14] ; Fernande Bartfeld s’intéressa à « l’effet tragique » dans son œuvre[15], François Chavanne releva les « questions posées au christianisme par l’œuvre de Camus »[16]. Les Presses universitaires de France proposèrent un Camus et la philosophie en 1997[17].  

Si pertinentes qu’étaient ces analyses trempées à la rigueur de la recherche universitaire, elles se révélaient incapables aussi de penser vraiment ce qu’avaient exposé Jean-Paul Sartre ou Jean Starobinski au lendemain de la mort d’Albert Camus, la part décisive de l’homme dans l’œuvre et la singularité d’une histoire où la création littéraire n’avait jamais cessé, malgré le choix de l’engagement. 

À destination des professeurs, nombreux à aimer et enseigner Camus, les ouvrages didactiques se multiplièrent, souvent de bonne facture comme la série des « foliothèque » avec un volume de Jacqueline Lévi-Valensi sur La Peste[18], incluant un choix intéressant de critiques de l’œuvre et des éléments du débat Camus-Barthes, mais en omettant par exemple la critique novatrice de Georges Bataille[19]qui avait déjà écrit sur L’Homme révolté. En revanche était bien présente celle de Serge Doubrovsky sur « la morale ». En 2014, les éditions pédagogiques Canopé proposaient un ouvrage de Gilbert Stromboni, inspecteur d’académie, fondé sur une large reproduction d’extraits de l’œuvre et des documents iconographiques choisis avec soin. Déjà, en 1964 était paru chez Bordas, dans une collection à l’époque réputée, « Pour connaître… », La Pensée de Camusde Paul Ginestier. 

Ces études nombreuses et la floraison d’essais sur Camus, avec la tension que plusieurs d’entre eux suscitèrent, ne favorisaient guère les entreprises biographiques qui demeurèrent partiels ou modestes, comme si la complexité de la relation entre l’homme et l’œuvre rendait cette tâche trop périlleuse. Une autre raison jouait. Car Albert Camus avait beaucoup écrit sur lui-même ou plutôt sur ses attentes comme créateur et sur son impatience face au monde, dans ses carnets ou avec un certain nombre de textes dénommés par lui « essais » (comme ceux composant L’Envers et l’EndroitNoces suivi de L’Été, …). Cette écriture de soi ne refermait pas lui, elle ne relevait d’aucun commerce de l’égo. Elle ouvrait au contraire vers les autres et le monde auquel il se confrontait et qu’il interrogeait. Et lorsqu’effectivement il se révélait intimement, ce n’était pas dans la contemplation satisfaite de lui-même. Il témoignait alors d’un combat personnel pour revenir à l’écriture, refuser les honneurs et la satisfaction de soi dont il savait qu’elle masquait, chez lui-même comme chez beaucoup d’autres, l’imposture et le mensonge. 

Longtemps la seule biographie digne de ce nom fut celle de Herbert Lottman, jusqu’en 1996 où s’acheva celle Olivier Todd qui eut les honneurs de la maison Gallimard. Très informé, le travail du journaliste et écrivain familier de la pensée d’Albert Camus s’était nourri d’une enquête de grande ampleur dont les éléments documentaires furent joints par la suite au fonds Camus de la bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence[20].

Des synthèses biographiques purent profiter de la publication de cette « vie » d’Albert Camus. Le professeur de lettres modernes Pierre-Louis Reyfit paraître dans la collection « Découvertes Gallimard »,Camus. L'homme révolté, tandis que la collection « Folio » accueillait un Camus inédit dû au critique et écrivain de langue française Virgil Tanase, spécialisé dans la vulgarisation biographique de qualité[21]Ces deux dernières publications, dans des collections de poche à grand tirage assurant une large diffusion des ouvrages, viennent répondre à l’intérêt du public pour la littérature d’Albert Camus soigneusement et méthodiquement valorisée par les éditions Gallimard. 

La postérité vivante de l’écrivain est faite de cette activité éditoriale qui ne se dément pas, dont l’une des raisons est l’attachement des professeurs et des élèves à la figure de Camus[22]. Mais cette explication est loin d’être suffisante. La manière dont l’œuvre de Camus demeure vivante tient aussi dans la faculté des spécialistes du texte comme des éditeurs et des ayant-droits à révéler des textes inédits qui n’ont rien de secondaire ou d’anecdotiques comme souvent avec les écrivains morts. Ils participent de l’œuvre et de la présence au monde de Camus, et leur caractère fragmentaire renforce la connaissance d’une morale de l’engagement qui faisait qu’il était là où il devait être, là où l’injustice appelait une voix. Celle-ci se renforçait à mesure que paraissaient de nouveaux livres d’Albert Camus composés avec soin par des équipes de spécialistes, réédités rapidement en format de poche qui leur donnait une forte audience. Car, entre-temps était née une recherche en France, étroitement liée à la valorisation de l’œuvre par la librairie. 

 

[1]Le Centurion, collection « Humanisme et Religion », 1965.

[2]Emmanuel Todd, p. 759. 

[3]Jeanyves Guérin, Camus et sonportrait de l’artiste en citoyen, Paris, François Bourin, 1993.

[4]Albert Camus ou la fatalité des natures, Gallimard, « NRF essais », 2006.

[5]Daniel Rondeau, Camus ou les promesses de la vie, éditions Mendès, novembre 2005

[6]Paul Veyne, René Char en ses poèmes, Paris, Gallimard 1990 (rééd. coll. « Tel », 1995).

[7]Michel Onfray, L'ordre libertaire : la vie philosophique d'Albert Camus, Paris, Flammarion, 2012. 

[8]Stock, coll. « Parti pris ». 

[9]Voir, sur ce site, l’article : CAMUS. Des commémorations pleines d’actualité.

[10]Mouloud Feraoun, Un écrivain engagé, Arles, Actes Sud.

[11]Les innocents et les coupables, La Haye, Mouton, 1963. 

[12]Payot, 1973. 

[13]Lausanne, L’âge d’homme, 1977. 

[14]Minard, 1981. 

[15]Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1988.

[16]1990. 

[17]Amiot, et Mattéi.

[18]Jacqueline Lévi-Valensi présente La peste d’Albert Camus, Paris, Gallimard, coll. « Foliothèque », 1991. 

[19]Georges Bataille, « La morale du malheur : La Peste », Critique, n°13-14, p. 3-15. 

[20]Fonds Camus, Aix-en-Provence.

[21]Il est l’auteur, dans la même collection, des synthèses sur la vie et l’œuvre de Tchekhov (2008), Dostoïevski (2012) et Saint-Exupéry (2013). 

[22]On peut s’intéresser du reste au nombre d’établissements scolaires portant le nom d’Albert Camus. Dans les bâtiments des administrations centrales du ministère de l’Éducation nationale rue de Grenelle, il existe une salle Albert-Camus ainsi qu’une salle Louis-Germain qui servent d’espaces de réunion.

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